LISIBLE/VISIBLE : ENJEU D'UNE INDISTINCTION (à partir de Level 5 de Chris. Marker)
Muriel Combes & Bernard Aspe |
Un jour peut-être ce siècle apparaîtra comme celui du déplacement de l'écran - ce qui veut dire aussi déplacement du spectateur en tant que sujet d'expérience. Né avec le siècle comme écran de la projection cinématographique, devenu écran de la diffusion télévisuelle, il achèvera son parcours comme écran informatique, dans l'indistinction du foyer domestique et du lieu de travail. Avec ce déplacement, c'est le partage du visible et du lisible, soit une des questions essentielles que le cinéma eut à traiter, qui se trouve profondément remanié. Car ce partage s'est inauguré, pour s'en tenir aux opérations cinématographiques, sur le mode du côtoiement, de la superposition ou de l'assignation du site (celui, essentiellement, de la parole). Mais dès lors que l'écran est l'interface donnant accès à la réalité numérisée, dès lors donc que visible et lisible sont indifféremment traités en tant que matériel-information, le déplacement précité prend toute son ampleur. C'est de ce déplacement que Level 5 de Chris. Marker cherche à prendre la mesure, en se situant d'emblée et délibérément à la lisière de ce que l'on entend généralement par " cinéma ". Mais c'est cela même qui va d'autant mieux lui permettre de s'inscrire en continuité avec un questionnement longtemps porté par ce qu'il y eut d'essentiel au cinéma.
La modernité : séparer l'hétérogène |
Le réalisateur de La Jetée sait mieux que tous quel paradoxe est contenu dans l'idée même de cinémato-graphie, c'est-à-dire dans l'art qui cherche à composer le mouvement en écriture, proche parent en ce sens de la calligraphie. Faire surgir un fragile mouvement d'éveil, qui soit aussi une brève densité de présence temporelle, échappant à l'irrémédiable sanction de l'immobile, c'est-à-dire du toujours-déjà passé : tel était l'enjeu. Écriture procédant ici par raréfaction extrême du mouvement, mais n'ayant de sens que par l'exception qu'elle ménage(1). Si l'on suit Gilles Deleuze, il s'agit pour le cinéma de parvenir, au-delà de la simple composition du mouvement, à une présentation directe du temps, on pourrait dire : dépasser la cinémato-graphie pour atteindre une chrono-graphie (ou aïo-graphie). Il semble qu'un des axes pour parvenir à une telle chrono-graphie ait été, et demeure, la pratique de la séparation maintenue entre deux niveaux d'être hétérogènes : le visible et l'énonçable, à tel point que cela peut fournir un angle d'approche essentiel pour caractériser un cinéma " moderne "(2). Peut-être de ce point de vue Chris. Marker a-t-il été pourtant l'un des moins modernes parmi les cinéastes modernes, dans la mesure où son exploration des images, et le rôle qu'il y assignait à la voix-off, est toujours venue contredire une composante essentielle de la modernité cinématographique : celle-ci, qui se revendique telle à partir des années 60, donne essentiellement à éprouver la distance qui sépare la position de spectateur-voyant de celle de lecteur, et place au sein de l'espace filmique cette distance même. En ce sens, le cinéma moderne se définit bien de s'opposer à la " représentation ", c'est-à-dire précisément à l'effacement de cette distance, par l'illusion maintenue d'un monde par avance accordé à la manière dont on le pense. Cette rupture avec l'illusion d'unité s'est donc pratiquée dans la modernité cinématographique, soit par la recherche d'une présentation du visible soustraite à l'énonçable, soit par un rapport plus complexe, mais toujours sur fond d'hétérogène maintenu tel (3). Or il est évident que la critique de la représentation, en quoi se concentre essentiellement la distinction du visible et du lisible, avait dans les années 60 une portée immédiatement politique, ou, pour le dire plus précisément, elle présentait comme telle la jonction entre cinéma et politique. Et cette jonction se cristallisait en une pédagogie militante, ou plutôt en un militantisme conçu comme pédagogie, qui était la figure subjective de cette unité immédiate entre pratique d'art et pratique politique. En présentant l'indistinction du visible et du lisible dans un devenir-information commun, c'est aussi de l'épuisement de ce militantisme, et donc de cette jonction-là entre esthétique et politique, que nous entretient Chris. Marker.
Archive et mémoire du futur |
Au commencement de Level 5 se tient un ordinateur et, devant l'écran, une femme qui nous guide dans la forêt d'images hétérogènes auxquelles on accède à partir de lui : archives personnelles, films d'actualités, masques de synthèse récupérés au fil du réseau, ou encore images du jeu vidéo sur la bataille d'Okinawa, que le mari de la jeune femme était en train d'inventer au moment de sa mort. Toutes sortes d'images donc, mais aussi des textes, écrits sur la machine par elle le matin et par lui le soir ; c'est d'ailleurs sur un texte de lui lu par elle en voix off que s'ouvre le film, un texte qui, pour appréhender la réalité du cyberespace, évoque ce qu'aurait pu être la vision d'une ville par un homme préhistorique. Au commencement, donc, Level 5 présente l'indistinction du lisible et du visible à même l'écran de l'ordinateur. Cette boîte à informations nous ouvre indifféremment l'accès aux textes et aux images, mais ne permet un tel accès que de soumettre les textes et les images à un traitement numérique. Or, la numérisation nous fait entrer dans un régime proprement informationnel, où lisible et visible s'indistinguent. Textes, images, récits, s'insèrent désormais dans un stock d'informations passées et à ce titre remémorables. Tout concourt à la production d'une mémoire d'archives où images et textes, disponibles comme informations, sont destinés à une consommation éthique. Alors, une version informationnelle de la mémoire peut voir le jour : c'est le " devoir de mémoire ", dont on sait bien que loin d'empêcher la reproduction des déchirures de l'histoire, massacres de populations, viols, déportations, il l'accompagne, ajoutant toujours de nouvelles images au spectacle de " l'horreur ". Et il ne peut pas en aller autrement s'il est vrai, comme le montre le film, qu'il existe une complicité profonde de l'archive et de la mort. Une surimpression nous le donne à toucher des yeux, qui superpose deux images d'archives : celle de l'aventurier de la Tour Eiffel, qui s'écrase en faisant la démonstration d'une machine à voler de son invention et celle d'une femme d'Okinawa se suicidant, comme beaucoup d'autres habitants de l'île, sur ordre de l'armée japonaise, pour échapper au déshonneur d'une capture par les soldats américains. Dans les deux cas la présence du reporter vient interdire, prolongeant l'hésitation visible sur l'image, un éventuel demi-tour. Double suicide, causé par la présence de l'il invisible qui donne à voir. Le reportage d'information, dans l'exacte mesure où il veut l'archive d'un acte, veut la mort de ceux qu'il filme. Car l'archive ne garde la mémoire que du définitivement passé. Lorsque l'Histoire se confond avec les images de l'histoire, lorsque l'Histoire qui se fait se confond avec l'histoire qui s'écrit, alors, elle veut des images - elle veut donc des héros et des victimes. D'assister l'histoire dans ce vouloir, le régime de l'information arrime la mémoire à l'archive.
C'est à la production d'une mémoire d'une tout autre espèce que travaille Level 5. Dans ce but, outre la diversité des régimes d'images que le film juxtapose, s'y font entendre une série de voix. Celle de la jeune femme qui s'adresse en plan fixe face à une caméra vidéo à son mari mort ; mais aussi celle du narrateur (Chris. Marker), ami du couple qui accepte d'aider la jeune femme (qui le présente comme " l'as du montage ") à mettre de l'ordre dans les images laissées par son mari ; celle, enfin, de Kinjo, Japonais devenu vieux, acteur-témoin des suicides collectifs d'Okinawa ordonnés par l'armée japonaise au moment de l'offensive américaine. Autant de voix au présent qui nous orientent dans les épaisseurs d'images hétérogènes. C'est dans ce rapport même des voix aux strates d'images que Chris. Marker tente de pratiquer l'indistinction visible/lisible comme une matière pour révéler l'inhérence du politique à l'écriture du temps. À partir du présent des voix, le film organise une exploration des images d'où résulte une nouvelle mémoire. Mises à l'épreuve de la voix, les images laissent paraître le passé qui insiste en-dessous d'elles. Les images du jeu vidéo, en particulier, sont vouées dans le film à un destin paradoxal. Conçu comme une reconstitution de la bataille d'Okinawa, le jeu devait consister à imaginer d'autres issues, à concevoir des stratégies qui auraient pu orienter autrement le cours de l'histoire. Comme image numérique, le jeu nous installe d'emblée dans le point de vue de l'information : il présuppose ainsi comme sa condition une disponibilité de l'histoire. Pourtant, c'est seulement en apparence que l'histoire s'offre à la réécriture ; bientôt, le jeu se révèle improgrammable, refuse d'appliquer les scénarios qui modifieraient l'issue de la bataille. Ses images, comme enfermées dans une portion du temps, s'obstinent à répéter ce qui a eu lieu. Et le passé qui remonte peu à peu à la surface n'est pas un passé de l'archive ; la mémoire du passé que le film restitue, mémoire des suicides collectifs d'Okinawa, inimaginable suicide d'un peuple sur ordre de ses dirigeants, est inséparable d'une mémoire du futur. Le passé revient à partir du présent mais par-dessus le présent, communiquant immédiatement avec le futur. La mémoire qui en résulte est une mémoire stratifiée, celle que mobilise, au début du film, l'hypothèse fantaisiste d'un homme préhistorique qui aurait la vision d'une ville moderne et ne " comprendrait " pas ce qu'il voit. De même, aujourd'hui, nous avons des visions de ce que nous appelons cyberespace, cela fait déjà partie de nous, mais nous ne savons pas davantage ce qu'est le cyberespace que nous ne savons, aujourd'hui encore, ce qu'est une ville. Au croisement d'Okinawa et du cyberespace, l'exploration des images que le film organise est, au fond, une exploration de l'expérience : nous touchons là à ce qui se constitue d'expérience humaine et qui, pour cette raison même, ne saurait être expérimenté. Il semble que ce qui intéresse Chris. Marker, là comme dans l'ensemble de son uvre, soit moins la mémoire que l'immémorial, cette mémoire du passé qui est toujours en même temps mémoire du futur et nous met en présence de quelque chose de trop vaste pour être simplement remémoré. L'immémorial, ce serait alors la contre-archive, la présentation d'un passé-futur au croisement duquel quelque chose nous arrive qui fait partie de nous avant que nous puissions savoir de quoi il s'agit. A la différence des historiens, Chris. Marker ne cherche pas à éclairer le présent à la lumière du passé - qui se recueille dans l'archive - pour édifier l'avenir, mais cherche à faire parler un passé traumatisé à partir de ce qu'il y a de futur dans le présent. Car, sans doute, le présent n'émerge que de l'entrecroisement d'un passé et d'un futur qui émergent en même temps que lui. Plutôt que ce qui est définitivement passé, il s'agit de chercher à repérer ce qui est passé en nous sans que nous le sachions et qui, ayant traversé un oubli radical, par le travail du film revient devant nous.
La chrono-bio-graphie
Level 5, au risque du magma d'images hétérogènes où il plonge, dégage tout un pan de ce qui fait, désormais, expérience, de ce qui constitue aujourd'hui en partie " notre " expérience. Mais de quel " nous " l'expérience s'écrit-elle ici ? Encore une fois, il nous faut tendre l'oreille du côté des voix qui nous guident au travers des images. C'est sur un mode mineur que ces voix prennent la parole et pour offrir en partage une expérience intime - même la voix-off de Chris. Marker est fictionnée en voix d'ami du couple. De sorte que le film, de chrono-graphie, écriture d'un temps immémorial, devient bio-graphie, écriture des vies qui nous guident dans l'exploration des strates du temps. Ainsi, de la même manière que mémoire du passé et mémoire du futur sortent du présent des voix, du commun est contenu dans leur intimité et se déplie à partir d'elle. Le film apparaît alors comme la chrono-bio-graphie d'une femme dont le destin se confond peu à peu avec celui d'un archipel exposé au désastre de l'histoire. Approchant toujours plus de l'expérience d'Okinawa, elle déclare souffrir de " névralgies de temps ". C'est que, si l'expérience de la mort est toujours intime, il n'y a pourtant pas de fait brut de la mort. Comme fait brut, la mort est une donnée informe, c'est-à-dire inexpérimentable. La mort ne constitue une expérience qu'à condition d'être informée, de devenir l'occasion d'une subjectivation. Or, l'expérience d'Okinawa est inimaginable en ce sens qu'elle mêle, dans le geste de se donner la mort accompli par une population, l'acte du crime (pour le fils qui tue sa mère, le frère qui tue sa sur ou le mari qui tue sa femme) et la douleur de l'endeuillé. Comment accéder à cette douleur intime de tout un peuple, à la honte de ceux qui ont survécu, criminels portant le deuil des êtres qui leur étaient les plus chers ? Le film ouvre cet accès du biais de la douleur de la jeune femme, poursuivant le travail de l'homme qu'elle aimait. A travers les images collectées par son mari mort, l'amour endeuillé d'une femme communique avec l'expérience inimaginable, intime mais collectivement vécue, des survivants d'Okinawa, victimes criminelles d'une histoire qui s'est décidée dans l'intimité de leurs âmes. Dans Level 5, le " je " de la narratrice rejoint le " nous " des habitants d'Okinawa incarnés en Kinjo. C'est là, entre ce je devenu impersonnel et ce nous désormais intime que se trame, plus tout à fait privée et pas seulement collective, " notre " expérience. Il appartient au film de Chris. Marker de montrer, sur un point singulier de la microhistoire de ce siècle comment l'expérience la plus intime des individus y est devenue la matière même de l'histoire. Okinawa, c'est un des noms d'une histoire devenue intime, c'est-à-dire d'une histoire qui se décide davantage dans les acte multipliés à l'identique des habitants d'un archipel pris dans une subjectivation suicidaire, que dans la fureur des champs de bataille. Le film nous dit le risque incessant auquel est exposé le présent dès lors que, comme c'est de fait la marque de notre temps, les hommes sont les sujets, au plus intime de leur vie, de ce qui ne cesse de revenir, massacres et exodes de populations. Mais toute sa force est de savoir extraire d'images au régime de l'information, grâce à la puissance des voix, une zone affective où l'indistinction qui règne désormais entre l'expérience privée des individus et l'expérience collective des peuples devient perceptible. Cette zone, c'est celle où se fait aujourd'hui l'histoire, au point où elle se nomme encore " politique ".
Une chrono-bio-graphie, une écriture qui explore l'intimité collective du vivre dans les strates du temps, telle serait donc la réponse de Chris. Marker au régime de l'indistinction du visible et du lisible comme nouvelle matière de la création. Mais cette réponse ne prend toute son ampleur que de situer une nouvelle jonction entre les pratiques d'art, tout au moins celles qui ont à élaborer une présentation de ce que signifie être dans le temps, et la politique, qui ne se confond pas avec un mouvement prétendûment uniforme de l'Histoire. Cette jonction se réalise entre deux indiscernables, au point où le traitement numérique commun de l'image et du texte rencontre cette zone d'indiscernabilité en chacun où " individu " et " collectif " passent, pour ainsi dire, l'un dans l'autre.
(1) Nous pouvons renvoyer ici à la très belle analyse de Loïg Le Bihan dans Cinergon n° 3, intitulée " D'un battement de paupières ", où tout ceci est précisément développé.
(2) Nous faisons notamment référence ici au court texte de Fabrice Revault d'Allonnes, intitulé " Pour un Cinéma Moderne ", qui nous semble constituer un intéressant résumé des approches mises en uvre dans les années 60-70.
(3) Cf. le texte récent de Jacques Rancière sur ce point, qui parle de la nécessité de " séparer les mots de ce qu'ils font voir, les images de ce qu'elles disent ", mais cela pour parvenir précisément à une " mise en scène des mots, [au] moment de dialogue entre la voix qui les fait résonner et le silence des images qui montrent l'absence de ce que les mots disent " (In Arrêt sur Histoire, éd. Centre Georges Pompidou, p. 63 et 64). Rancière se réfère bien sûr ici, tout comme Deleuze, au cinéma des Straub.